Pourquoi la crise ne fera pas s'effondrer l'immobilier

Philippe Eliakim - Capital.fr

20 juin 2020

C’en est fini de la hausse jusqu’au ciel ! La terrible crise économique qui se profile va faire brutalement baisser le prix des logements. Mais pas autant que ce que l’on pouvait imaginer, estime Alain Trannoy, l’un des meilleurs experts de la question.

Capital : Les crises économiques ont toujours des effets négatifs sur le marché immobilier. Celle du coronavirus sera-t-elle particulièrement dévastatrice ?

Alain Trannoy : D’abord, il ne faut pas oublier d’où l’on part. Avant que l’épidémie ne se déclare, on était sur un rythme d’un peu plus de 1 million de transactions par an, ce qui est considérable, et les prix étaient plus élevés qu’ils ne l’avaient jamais été dans notre pays. Cette situation exceptionnelle, qui appartient désormais au passé, s’expliquait par la conjonction de taux d’intérêt historiquement bas, d’une forte reprise de l’emploi (1 million de postes ont été créés en trois ans) et d’une politique fiscale très accommodante, avec, notamment, la baisse de l’impôt sur le revenu accordée après la crise des Gilets jaunes et la suppression de la taxe d’habitation pour 80% des foyers. Cela poussait à pleines voiles le navire immobilier.

Et voici qu’arrive la tempête…


En effet, et elle sera redoutable. Pour mesurer la hauteur des vagues, il faut se rappeler que la grippe espagnole de 1918 a occasionné un recul de l’activité de 6% dans le monde – à titre de comparaison, la pire récession que la France ait connu depuis 1945 n’a pas dépassé 2,9% ! C’est dire l’ampleur des dégâts que peut provoquer une pandémie. Quel sera l’impact de celle d’aujourd’hui ? 6% de baisse du PIB ? 8% ? 15% ? Personne ne le sait encore. Pour essayer d’évaluer ses conséquences sur le marché immobilier, nous en sommes donc réduits à échafauder des scénarios. Dans le premier, le plus favorable, les chercheurs parviennent à trouver un médicament efficace dans les semaines qui viennent, l’épidémie cesse rapidement de progresser, la population est déconfinée au mois de mai et la situation revient progressivement à la normale pendant l’été. Dans cette hypothèse, la chute du PIB ne dépasserait pas 5 à 6% cette année.

Mais c’est énorme ! Nous n’avons jamais connu ça depuis la crise de 1929…

Il faut être réaliste. Le pays aura été pratiquement à l’arrêt pendant deux mois. Même si l’économie redémarre vite, la perte d’activité sur 2020 ne pourra être inférieure à 5%, quoi qu’il arrive. L’Insee a d’ailleurs chiffré la perte de PIB à 3% pour chaque mois de confinement.

Dans ce scénario «rose» (si l’on ose dire), comment évoluera le marché immobilier ?

Le choc sera évidemment très rude pour notre pays. Beaucoup d’entreprises seront contraintes de licencier, et les artisans, les commerçants et les professions libérales, qui n’auront pas bénéficié du dispositif du chômage partiel, seront durement frappés sur leurs finances personnelles. En somme, les Français seront plus pauvres. Ils auront donc moins d’argent à mettre sur la table pour acquérir un logement. Et l’on ne pourra pas compter sur une baisse des taux d’intérêt pour compenser cette mauvaise passe, comme cela se produira sans doute aux Etats-Unis : chez nous, ils sont déjà au plus bas.

A moins que la Banque centrale européenne ne décide entre-temps d’instaurer des taux négatifs…

Oui, mais je ne la vois pas le faire. Et je ne vois pas non plus comment les banques commerciales pourraient réduire encore le prix de leurs crédits, même à la marge. Non seulement elles ne gagnaient déjà presque rien dessus, mais elles seront confrontées à une hausse des sinistres d’entreprises qui leur fera perdre beaucoup.

Dans ces conditions, de combien les prix pourraient-ils baisser ?

En province, leur chute ne devrait pas dépasser 4 ou 5%. A Paris, en revanche, leur recul pourrait être plus marqué. D’abord, parce que beaucoup d’acheteurs potentiels auront pris une claque en Bourse, et qu’ils devront attendre de se refaire pour pouvoir investir dans la capitale. Et puis parce que la clientèle internationale, qui tirait le marché à la hausse, surtout depuis le Brexit, mettra sans doute un peu de temps à revenir. Du coup, les beaux biens parisiens pourraient lâcher jusqu’à 10%. Cela dit, si l’on découvre un médicament qui marche, les Bourses pourront rapidement retrouver leurs niveaux d’avant la crise, d’ici un an peut-être, et les prix immobilier se rapprocheront de leur niveau actuel.

Le volume des transactions baissera-t-il lui aussi ?

Oui, mais pas dans des proportions énormes. A mon avis, selon cette hypothèse rose, on pourrait passer de 1 million de ventes par an à 850.000, ce qui reste un chiffre acceptable.

Que se passera-t-il si l’on ne trouve pas de remède ?

C’est le deuxième scénario, et il est nettement moins engageant. Dans ce cas, le virus continuera de faire des ravages pendant le printemps, le confinement, même desserré, s’éternisera plusieurs mois, la saison touristique sera sacrifiée et il faudra attendre septembre pour que l’activité commence à redémarrer timidement. Les dégâts sur l’économie seront considérables : 4 ou 5 millions de personnes rejoindront les files de Pôle emploi ou du chômage partiel, la confiance des ménages s’effondrera et les faillites d’entreprises se multiplieront.

Dans un tel contexte, le recul du PIB pourrait atteindre 12%, deux fois plus qu’après la grippe espagnole. Mais le pire sera cependant évité, car, par hypothèse, la solidarité au sein de l’UE continuera de jouer. En acceptant l’émission de «coronabonds» (des titres de dette européens garantis par les pays du Nord, NDLR), l’Allemagne et les Pays-Bas permettront en effet aux Etats très endettés, Italie et Espagne en tête, de se financer sur les marchés à un coût acceptable. Une autre solution serait que la BCE rachète elle-même la dette des pays fragiles, en court-circuitant les marchés. Du coup, le spectre d’une nouvelle crise grecque sera écarté, et le système financier mondial tiendra.

On imagine que l’appauvrissement général sera cependant une catastrophe pour le marché immobilier…
Pas autant qu’on ne le pense, non. La grande différence avec la crise de 1929, c’est qu’aujourd’hui les chômeurs sont indemnisés. En France en particulier, les amortisseurs sociaux, qui sont très généreux, limiteront la paupérisation de la population.

Mais on n’achète pas des maisons avec des indemnités chômage !

C’est vrai. Le versement de prestations sociales à une large échelle permettra cependant de soutenir la consommation et de faciliter la reprise en 2021. Ce sera un élément clé pour l’évolution du marché immobilier.

Dans ce scénario, comment ce dernier évoluera-t-il ?

Il se recroquevillera. Dans l’ensemble, les ménages français disposent en effet d’une épargne importante, qui leur permet de voir venir. Du coup, il se pourrait bien que les futurs vendeurs retirent leurs biens du marché pour attendre un moment plus propice. Selon moi, le nombre de transactions pourrait ainsi être divisé par deux. Or, en réduisant l’offre, ce phénomène de rétention permettra de limiter l’effondrement des prix. Aux Etats-Unis, un tel mécanisme stabilisateur ne joue pas, car les gens n’ont pas beaucoup d’épargne, et ne peuvent donc pas attendre pour vendre. C’est la raison pour laquelle, là-bas, les crises économiques se répercutent immédiatement sur l’immobilier. Ce n’est pas le cas chez nous. A mon avis, les prix ne devraient donc pas lâcher plus de 10% en régions et pas plus de 15 à 20% dans la capitale. Les oscillations du marché parisien sont toujours plus fortes, à la hausse comme à la baisse, en particulier pour les biens de qualité.

Si le nombre de transactions est divisé par deux, il va y avoir beaucoup de casse dans le secteur…

Pas dans les banques en tout cas. Grâce, précisément, à l’existence de nos amortisseurs sociaux, et au fait que 95% des crédits octroyés le sont à taux fixe, les sinistres immobiliers restent très rares en France, de l’ordre de 1% du total des dossiers. On passera peut-être à 2 ou 3%, mais ce ne sera pas suffisant pour déstabiliser nos établissements financiers, qui sont solides. Le seul vrai risque pour les banques, ce serait que les taux remontent brutalement, mais on ne sera vraiment pas dans cette configuration-là. Pour les agences immobilières, en revanche, le marasme du marché risque d’être une épreuve difficile à surmonter, d’autant qu’elles auront manqué la bonne saison. On ne s’en doute pas toujours, mais l’immobilier est en effet une activité très périodique : c’est au printemps et en été que se nouent l’essentiel des affaires. Pour cette année, ce sera raté. J’ajoute que si l’on ne retrouve pas rapidement une vie normale, les gens continueront d’avoir peur. Et quand on a peur, on n’achète pas.

Peur de la crise ou peur du virus ?


Des deux. Quand on a peur, on ne visite pas de maisons et on n’emprunte pas.

Il reste un troisième scénario, le plus noir…

Oui, et il n’est pas du tout impossible qu’il se réalise. Cette fois, en plus de la crise économique du scénario 2, nous écoperons d’une crise financière, car l’Europe n’aura pas su faire jouer la solidarité. Endettés jusqu’au cou et livrés à eux-mêmes, les pays du Sud, en particulier l’Italie, finiront par être lâchés par les marchés et par faire défaut. Les banques de la péninsule sauteront, la répercussion sur leurs homologues européennes sera immédiate, la France sera à son tour attaquée, bref, l’onde de choc sera cataclysmique. Sans parler du risque d’éclatement de la zone euro, et peut-être même de l’UE elle-même. En termes de poids économique, l’Italie, c’est huit fois la Grèce, cela donne une idée du tremblement de terre qui se produira.

Ne nous dites pas que, cette fois, le marché immobilier n’explosera pas en vol !

Eh bien, il se pourrait qu’il résiste encore une fois mieux que prévu. Dans une telle tourmente, lorsque la panique aura saisi les investisseurs du monde entier, que toutes les valeurs s’effondreront les unes après les autres et que personne n’aura plus la moindre confiance dans les institutions financières, la pierre deviendra la dernière valeur refuge. Face aux pressions déflationnistes, cela jouera comme une contre-force. Ce ne sera d’ailleurs pas la première fois. En 2011, au plus fort de la crise grecque, l’immobilier parisien avait repris des couleurs.

Ce phénomène touchera-t-il tout le marché ?

Non, il ne se produira que pour les propriétés dont on pense qu’elles possèdent une valeur quasi éternelle, comme les villas en Floride ou les duplex à Singapour. En France, il concernera les beaux appartements parisiens, les mas de prestige sur la Côte d’Azur ou en Provence, ou encore les châteaux du vignoble bordelais – mais pas les maisons avec un bout de jardin dans le centre de la France. Au plus fort de la crise, cela devrait permettre de contenir la baisse des prix à 20% sur ces propriétés, ce qui reviendra finalement à nous ramener au niveau de 2015. On ne peut pas dire que ce sera une catastrophe. Pour tous les autres biens, la chute atteindra sans doute les 30%.

S’il n’y avait pas eu le coronavirus, les prix de la pierre auraient-ils continué d’augmenter ?

Je ne le pense pas. Les modèles élaborés par la Banque de France et par la Commission européenne indiquaient que les tarifs de l’immobilier en France – comme d’ailleurs au Royaume-Uni – étaient surévalués de 20 à 30% par rapport au reste de l’Europe. Manifestement, nous étions arrivés à un sommet. A Paris et dans les métropoles, il y aurait sans doute eu une correction lorsque les taux d’intérêt seraient remontés. Mais pas de cette ampleur.

Alain Trannoy est directeur de recherche à l’EHESS, professeur à l’Ecole d’économie d’Aix-Marseille, spécialiste de l’immobilier.

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